François Martin : fondateur de Pondichéry
Dans l’ombre des gouverneurs Dupleix et Dumas, il faut se souvenir de François Martin qui reste le fondateur originel de Pondichéry. Comment ce sous-marchand de 1665 devient-il, 40 ans plus tard, le gouverneur général de la principale place française en Inde ?
François Martin reste l’un des personnages les plus positifs de la Compagnie des Indes. Il gravit, années après années, les marches de la hiérarchie de la Compagnie. Marchand à la rare modération, il s’illustre toujours avec une certaine exemplarité. Si sa carrière est, grâce à ses Mémoires, bien connue, on connaît peu ses origines. Même ses contemporains, comme l’écrivain Robert Challes, lui inventent une vie tumultueuse et rocambolesque qui sans doute n’a pas grand chose à voir avec la réalité.
L’ascension d’un sous-marchand (1664-1672)
Ce qui est vrai dans le récit de Challes, c’est que François Martin est bien issu d’une union hors-mariage (ce qui a alimenté la légende du bâtard au destin flamboyant). Mais son père, qui l’a reconnu, était marchand de Paris et disposait sans doute d’un réseau non négligeable au cours de sa carrière. Effectivement, un certain consensus historique admet qu’il profite nécessairement d’une protection parmi les directeurs de la Compagnie. Ainsi, ce n’est donc pas (comme le croit Challes) par manque d’argent qu’il s’engage dès 1664. Mais il est vrai que quand il embarque à Brest pour passer aux Indes en 1665, il laisse à Paris Marie Cuperly , son épouse depuis 1660 et ses trois filles.
François Martin arrive en août 1665 à Madagascar à bord de l’Aigle Blanc avec la qualité de sous-marchand. Pendant ses trois ans sur l’Île Dauphine, il travaille dans des conditions particulièrement difficiles, supportant les pénuries, l’insécurité et l’instabilité. C’est une constante chez François Martin : il résiste pendant 40 ans aux virus, blessures et violences des Indes. S’il n’est pas exempt des maladies et affections tropicales, il s’en remet toujours. Le réseau de son père l’intronise dans la Compagnie, mais c’est son excellente santé lui permet d’y rester.
Promu marchand dès 1667, il rejoint en 1668 le comptoir de Surate dévoré par les disputes entre Caron et ses ennemis. Il est ensuite envoyé au Bandar-Abbas en observation (la Compagnie caresse alors encore l’idée d’avoir un comptoir en Perse). En 1669, il part à Masulipatam, petit comptoir émergeant du Coromandel pourri par la corruption, qu’il dirige dans une ambiance détestable. En 1672, c’est un directeur de loge de circonstance qui rédige son premier courrier à la Chambre Générale.
L’escadre de la honte (1672-1674)
Alors qu’il redresse tant bien que mal le comptoir de Masulipatam, la Guerre de Hollande éclate en Europe. Au même moment, Colbert envoie en Inde la désastreuse escadre du général de La Haye qui échoue lamentablement à Ceylan avant de se faire humilier sur la côte de Coromandel. Cet épisode douloureux vaut à Martin sa première véritable blessure d’égo. Rabroué à plusieurs reprises pour avoir exposé les usages des Indes puis révoqué par le Général, Martin reçoit l’ordre, à l’été 1673, de se retirer dans la petite ville de San Thomé (Méliapour).
Cette idée du Général se termine une fois de plus en fiasco intégral. À San Thomé, Les Français se retrouvent bientôt assiégés par les Hollandais (côté mer) et les Mores (côté terre). En 1673, ce qu’il reste de la grande escadre est bousculé dans un tragique enchaînement de défaites. Les navires français sont capturés, les prisonniers exposés aux Indiens, les Français restés à terre meurent de faim. Dans ce contexte désespéré, un jeune officier royal, Bellanger de l’Espinay, part chercher du ravitaillement dans un petit village nommé Pondichéry. Voyant qu’il est bien accueilli, il demande à être secondé par quelqu’un de fiable pour organiser le sauvetage de ce qui peut l’être.
François Martin : le visionnaire de Pondichéry (1674-1681)
C’est ainsi qu’en janvier 1674, François Martin débarque à Pondichéry et rencontre Chir Khan Loudy. Cet original gouverneur du roi de Visiapour, étrangement francophile, lui apporte secours et protection malgré les menaces hollandaises. Comprenons bien qu’en 1674, ce petite village de pêcheurs, habité essentiellement par des parias, n’est rien d’autre qu’une solution de repli. Mais, c’est le seul endroit de la côte de Coromandel où les Français ne sont pas indésirables. Et pourtant, dès 1674, François Martin perçoit tout ce qu’il est possible de faire à Pondichéry.
Effectivement, Pondichéry produit du textile (principales marchandises de la Compagnie), dispose de ressources alimentaires et est bordé par une rivière. Mais l’endroit reste ouvert aux ennemis, la rade reste peu protégée en cas d’attaque. C’est pourquoi, assez rapidement, Martin procède à quelques petites fortifications de fortune, suffisantes pour se protéger sans pour autant s’imposer aux yeux du gouverneur. Très tôt, il comprend qu’en Inde, il faut toujours réfléchir selon des perspectives orientale et occidentale. D’un côté, il faut se prémunir des menaces européennes, les Hollandais. De l’autre, il ne faut pas faire montre d’une volonté de domination ou de puissance envers les institutions locales.
Comprendre les implicites indiens
Martin, contrairement à ses contemporains, ne sous-estime ni ne méprise les souverains des Indes. Il sait qu’il est nécessaire d’entretenir des rapports cordiaux et loyaux avec les petits et hauts fonctionnaires hindous et mores (en l’espèce le gouverneur Chir Khan Loudy). Bien sûr, Martin n’échappe pas, dans ses jugements, à la condescendance occidentale du XVIIe siècle. Néanmoins, il reste celui qui maitrise les codes des Indes, les subtilités culturelles et les nécessités politiques. Martin est à la fois un directeur de comptoir qui gère les marchandises et chef de troupes qui porte les armes. C’est un Européen qui observe, comprend et intègre les usages des Indes. Il sait ce qu’on peut solliciter et ce qu’il faut rendre. Pour preuve, il arrive à maintenir, même après la chute de Chir Khan en 1677, la communauté française sur place.
Dès 1675, Martin devient second conseiller au Conseil des Indes. En 1681, il est contraint d’abandonner Pondichéry. À Surate, le directeur Baron, quasiment mourant, a besoin de son second. Il part à contrecœur et devient logiquement, après la mort de François Baron en 1683, le chef général du commerce dans les Indes. François Martin est encore celui qui survit aux autres. Cela lui permet, après 20 ans de séparation, de fait venir à Surate sa femme et sa dernière fille qu’il marie à un marchand prometteur. C’est ainsi qu’André Boureau-Deslandes (promis à un bel avenir au sein de la Compagnie), qu’il considère comme son second, devient son gendre. Martin connaît la nécessité des stratégies matrimoniales, même de loin, il a organisé des mariages avantageux pour ses deux autres filles restées en France.
Heures et malheurs de Pondichéry (1686-1692)
C’est donc en famille qu’en 1686, François Martin obtient enfin l’autorisation de repasser à Pondichéry. Le 20 mai, paré de son statut de Directeur général, il revient dans la loge qu’il a créée 12 ans auparavant. Son retour est décevant : il retrouve un comptoir de faible envergure, rongé par les dissensions et querelles d’autorité. Plein d’amertume, il considère que rien n’a été fait. Dès lors, il organise alors le relèvement de Pondichéry.
D’abord, il restaure l’activité commerciale. Ensuite, il arbitre les tensions internes. Mais surtout, dès 1688, il s’attache à défendre la place. Il fortifie la loge et négocie avec les pouvoirs locaux. À cette date, alors que la guerre de Ligue d’Augsbourg commence à gronder, Pondichéry n’est encore qu’un espace en devenir. Le fort qu’il fait ériger n’est qu’un « barlong irrégulier », assez mal conçu et peu impressionnant (que Challes ne se prive pas de critiquer). Mais François Martin manque de moyens et surtout ne veut pas effrayer les autorités locales par une construction trop ambitieuse. Anobli par le roi en 1692, François Martin vit l’acmé de sa carrière.
L’humiliante victoire hollandaise (1693)
Mais le 23 août 1693, on distingue, au large de Pondichéry, une vingtaine de vaisseaux hollandais accompagnés de nombreux petits navires. À l’ouest, du côté de la terre, les troupes de Ram Rajah encerclent la place. Malgré toutes ses précautions, Martin n’est pas parvenu à garder les pouvoirs locaux de son côté. Les Français sont assiégés par la terre et par la mer, à la fois par les Mores et les Hollandais. Martin, qui avait réussi pendant 20 ans à croiser finement les cartes diplomatiques de l’Orient et de l’Occident, perd le soutien du souverain indien. Ram Rajah, chef hindou ruiné, passe du côté hollandais qui lui promet d’avantage que la France. Ne trouvant aucun secours parmi les autres rois des Indes, Martin assiste impuissant à la fuite générale de la population de Pondichéry.
Le 31 août , les Provinces-Unies bombardent Pondichéry. Ils ne sont plus qu’une cinquantaine d’hommes pour défendre la loge française, soutenus par 500 soldats du pays. Le combat est perdu d’avance. Martin relate chaque escarmouche, rapporte les actes de bravoure et de lâcheté. Mais inexorablement, les Hollandais progressent : effondrement de la tour Sud, démolition de l’église des Jésuites (devenue stratégique) et avancée des soldats hollandais. Malade et alité, François Martin capitule au nom de la Compagnie des Indes le 6 septembre 1693. Le sentiment d’avoir été abandonné par la France n’a d’égal que sa haine profonde des Provinces-Unies.
L’exil dans le golfe du Bengale (1693-1699)
Au vu de l’état de santé de son épouse, les Hollandais évitent au couple Martin le retour en France avec les autres vaincus de Pondichéry. S’ensuit un exil dans le golfe du Bengale, auprès de de sa fille et de son gendre qui dirige le comptoir d’Ougly . Commencent alors pour Martin des années très sombres. N’ayant plus la force d’envisager une longue traversée, il fait le deuil d’un retour en France. Bien sûr, on sent chez lui, à travers ses courriers, pourtant toujours pudiques, une affection profonde pour ses petits-enfants.
Mais, privé de toutes prérogatives, le directeur sans comptoir est condamné à l’immobilisme forcé par l’interminable guerre de la Ligue d’Augsbourg. Ses Mémoires s’arrêtent d’ailleurs quand il arrive à Chandernagor, comme si Martin ne voyait plus l’intérêt de consigner les choses. En outre, la famille Martin-Deslandes traverse des deuils douloureux : Martin enterre sa propre fille et l’un de ses petits-fils lors d’une épidémie à Ougly.
Mourir à Pondichéry (1699-1706)
Et pourtant, en 1699, la paix de Ryswick rend à la Compagnie des Indes la place de Pondichéry. Martin, vieux monsieur de 65 ans débarrassé de son costume de directeur déchu, s’attache alors à faire de cette place une véritable cité française. Gouverneur du fort et directeur général, il consacre à Pondichéry ses dernières forces. En 5 ans, les Hollandais ont tracé les contours de la ville, Martin travaille à ériger une véritable citadelle. L’ingénieur de Nyon, venu spécialement de métropole, travaille à la réalisation de l’ambitieux projet.
Car il s’agit maintenant d’avoir les moyens de se défendre et de montrer sa puissance. La ville se remplit et Martin organise les différents peuplements. Il s’attache aussi à mettre en place le circuit de la production textile, depuis le logement des tisserands jusqu’à l’érection des magasins de la Compagnie. Chaque jour, il arbitre aussi les querelles entre hommes d’épée et de plume, entre nobles et bourgeois, préfigurant ainsi les enjeux sociaux à venir au XVIIIe siècle.
L’héritage de François Martin
Quand Martin rend l’âme en 1706, le fort de Pondichéry est presque achevé, la ville est organisée, les structures commerciales sont installées.
François Martin n’est pas seulement le fondateur de Pondichéry. Il reste ce marchand à la carrière exemplaire qui a parcouru quasiment tous les points d’appui français dans les Indes : de Madagascar jusqu’à Chandernagor, en passant par la Perse et les côtes de Malabar et de Coromandel.
Il doit son impulsion au réseau paternel, sa longévité à son excellente santé, sa réussite à sa modération et son intuition des choses orientales. Pour autant, malgré ses Mémoires et ses nombreux courriers laissés dans les dépôts d’archives, il reste un personnage mystérieux. Initiateur de la place de Pondichéry, François Martin demeure aussi celui qui a protégé jusqu’au bout son intimité et ses états-d’âme auxquels l’historien n’a jusqu’à présent finalement pas eu accès.